10/08/2009

Emile, Jean-Paul, Loubna et les autres


L'engagement des intellectuels pour les libertés, contre des pouvoirs oppressifs ou simplement confits dans l'esprit de sérieux, ne cesse pas d'être d'actualité. Voltaire, Zola, et tant d'autres, ont mené des actions militantes, employant des outils de communication dont s'empare aujourd'hui une journaliste

« culottée », en lutte contre des lois arriérées.




Le 13 janvier 1898, Emile Zola publie en première page de L’Aurore un article sur six colonnes au titre acrimonieux :

« J’accuse. » L’article, qui est en fait une lettre ouverte au président de la République Félix Faure, dénonce de manière circonstanciée les véritables auteurs des forfaits pour lesquels l’officier juif Alfred Dreyfus est condamné injustement.


Par sa courageuse prise de position, qui lui vaudra des ennuis personnels (au point qu’on suspectera les conditions de sa mort par asphyxie), l’écrivain naturaliste ne fait pas seulement intervenir son talent de plume, auquel cas ce ne serait qu'un simple technicien de la langue, il fait jouer tout le poids de sa notoriété et de son influence morale dans un combat pour la justice. Il s'agit d'un engagement politique.


Le retentissant « J’accuse » est resté comme le modèle emblématique de l’engagement du grand intellectuel, le mot-même d’ « intellectuel » datant de cette époque de l’affaire Dreyfus, pour lequel l’écrivain prend fait et cause en ralliant ceux qu’on appelle les « dreyfusards ».


Avant lui, Voltaire avait agi de même dans l’affaire Calas, marchand toulousain injustement mis à mort pour un crime qu’il n’avait pas commis. Après s’être engagé pour faire reconnaître post mortem l’innocence de Calas, dont le seul crime était en fait d’être protestant, dans un royaume qui avait révoqué l’édit de Nantes, le philosophe Voltaire écrira son Traité sur la tolérance.


Notamment signé par Sartre, Simone de Beauvoir, Marguerite Duras ou Nathalie Saraute, le Manifeste des 121 dont Maurice Banchot est l'un des principaux rédacteurs, dénonce en 1960 la poursuite insensée de la guerre d’Algérie et les exactions commises par les militaires français pourtant héritiers de la résistance. Invitant les soldats à déserter et donc à transgresser la loi, en termes de « droit à l’insoumission », il réunit les signatures de personnalités dont l’influence intellectuelle et morale contribuera à faire évoluer l’opinion jusqu'en 1962, date de l'indépendance.


Daté par son ton et ses références marxistes, le Manifeste des 343 salopes, signé notamment de Gisèle Halimi ou Françoise Sagan, est revendiqué par des femmes qui s’accusent en choeur d’avoir enfreint la loi en vigueur sur l’avortement. Paru dans Le Nouvel Observateur en 1971, il contribuera à faire évoluer les droits des femmes en la matière, avec la loi Veil voté quatre ans plus tard.


Le couple Montand-Signoret, à travers des films comme L’aveu, dénonçant la partialité des procès staliniens en Tchécoslovaquie, revenaient sur ses premières amours en désavouant magistralement le totalitarisme communiste. Engagement en faveur des libertés auquel adhèrent d’autres artistes, comme le célèbre rockeur Bono du groupe U2.



Actuellement, une journaliste soudanaise, Loubna Ahmed Al-Hussein, tient tête au gouvernement de son pays, en s’affichant vêtue d’un pantalon, « tenue indécente » ordinairement punie de quarante coups de fouet...


Arrêté alors qu'il distribuait dans la rue un journal censuré, Jean-Paul Sartre fut rapidement remis en liberté, moyennant un de ces mots d'esprit dont le général de Gaulle était friand : « On n’emprisonne pas Voltaire. » Cette immunité, que son statut d'employée à l'ONU aurait pu lui conférer, Loubna Ahmed Al-Hussein la refuse. Elle demande à ses juges, d'autant plus embarrassés, d'être traitée à l'égale des milliers de femmes encore flagellées au Soudan, et dont elle se veut la porte-parole. Comme Zola, recherchant, à travers sa prise de position personnelle le procès en diffamation (et donc le procès publique, celui de Dreyfus ayant été occulté), elle donne littéralement de sa personne.


A l'instar de ces 343 citées plus haut, elle ne vise pas seulement à dénoncer les traitements moyenâgeux subis par les femmes mais à faire changer la loi, et donc à leur faire bénéficier concrètement, en termes de droits, de libertés nouvelles.


Comme Voltaire, par ses écrits, faisait connaître l'affaire Calas à toutes les cours d'Europe (orchestrant avant la lettre une véritable médiatisation), Loubna, par ses courriels multiples, non seulement à ses amis mais à des étrangers, disant « Loubna, journaliste, vous invite à sa flagellation », ajoute à la médiatisation étendue une dimension satirique (genre voltairien s'il en est), son supplice n’étant plus présenté comme une punition sérieuse mais comme un événement mondain. En déformant ainsi le message de l'autorité, dans un rapport de forces sémantique, elle prend symboliquement le contrôle sur l'événement, comme si elle en était l'initiatrice.


Médiatisation, satire, provocation, dérision : typiques de Jean-Edern Hallier dans L'idiot international.


En s'obstinant à porter le pantalon (vêtement éminemment symbolique de prise de pouvoir), jusque dans la salle du tribunal islamique, en tournant en dérision la peine encourue, en médiatisant à l'envi son affaire, Loubna utilise les mêmes moyens de pression que ces autres intellectuels et artistes engagés.


Comment les juges soudanais, confrontés aux projecteurs des médias internationaux, et à la puissance de la dérision, vont-ils bien pouvoir formuler la sentence de cette pantalonnade ?


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