23/06/2009

Totalitaire







Une lecture du

roman de Lydie Salvayre,

La médaille (4/9)


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Les employés de l’usine Bisson sont soumis à l’application d’un décompte tayloriste au moindre des gestes de leur vie quotidienne, jusqu’à la très privée (masturbation, mastication).


L’histoire imaginée par la romancière n’est pas une anticipation, comme le sont 1984 de Georges Orwell ou Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley. mais ces oeuvres viennent naturellement en référence. Comme ces devancières, La médaille invente une contre-utopie totalitaire où des êtres infériorisés, déshumanisés, sont voués à servir une classe dominante cynique. La médaille s’incrit dans le monde présent, ou plus exactement dans celui – déjà un peu daté – des années quatre vingt dix, si bien qu’on y retrouve des éléments de l’actualité d’alors, comme le péril automobile japonais, écho aux incantations alarmistes d’un Jacques Calvet, P.D.G. du groupe Peugeot-Citroën. Au jeu improbable des mises à jour, on peut penser que le même livre écrit aujourd’hui ferait bon usage des thèmes de la mondialisation et de la domination chinoise grandissante. Contemporaine, et à la fois nostalgique du totalitarisme nazi, La médaille a aussi ses spécificités, ses inventions propres. Par exemple, il n’est pas sûr que les nazis, dans leur imagination barbare, soient allés jusqu’à réglementer le nombre de mastications ou celui des va-et-vient d’une masturbation. Spécificité aussi dans l’apport de thèmes néo-libéraux comme l’apologie de la création d’entreprise individuelle, apparemment très incompatible avec le totalitarisme dont la principale caractéristique est bien de nier toute individualité.


Pêle-mêle totalitaire : le culte de la personnalité – celle du fondateur de l’entreprise nommé « Père » ; le contrôle de la parole, de la pensée, de l’expression – « Les paroles inutiles rendent les hommes fous. C’est bien connu. » – ; l’encouragement à la délation ; l’anti-intellectualisme farouche ; la place de la femme, confinée à un strict rôle domestique ; l’hygiène corporelle et le culte du sport « [ qui ] renforce la volonté de vaincre, jugule les pulsions bestiales, prémunit contre le péril métaphysique et constitue l’antidote le plus radical que l’homme ait trouvé contre la pensée » ; la déshumanisation, tant est si bien que l’ouvrier n’est pas assujetti à la machine, il est une machine, conséquemment, une machine ne fait pas l’objet d’une visite médicale, elle se révise, par « le réglage et l’équilibrage des différents segments, ainsi qu’une vérification de la pompe cardiaque » ; la soumission

« aux hiérarchies naturelles » c’est-à-dire à la race des seigneurs – où l’on pense à l’organisation sociale de Le meilleur des mondes ; les classifications raciales pseudo-scientifiques ; l’apologie du travail, du travail gratuit, c’est-à-dire de l’esclavage ; les expériences médicales et l’eugénisme – « A-t-on le droit, mes amis, de donner le jour à des êtres humains dont nous savons avec certitude qu’ils seront plus tard des chômeurs, des voleurs, des dealers ou des assassins ? » assertion qui trouve un écho dans l’actualité récente et le très controversé rapport Bénisti sur les soi-disant prédispositions délinquantes des très jeunes enfants. Et en prime, l’élimination par la chambre à gaz.


Décrivant comment une certaine idéologie hédoniste nous conditionne et s’impose à nous en norme, l’essayiste Pascal Bruckner parle « d’assignation à l’euphorie qui rejette dans l’opprobre ou le malaise ceux qui n’y souscrivent pas » (Bruckner Pascal, L’euphorie perpétuelle (p. 218), éd. Grasset, 2000). « Un emballement fiévreux, un optimisme démesuré où la simple évocation du malheur [ relève ] de l’archaïsme, voire de l’obscénité ». On ne serait pas si loin de La médaille, où le désespoir, intolérable sentiment individuel, est sévèrement pourchassé, son expression ultime, le suicide, n’étant pas appréhendé sur un mode humanitaire, mais comme un désordre, une atteinte à la propriété, une subversion abominable. En conséquence de quoi le candidat au suicide, au lieu de compassion, fera l’objet d’une répression féroce, banni de façon « irréversible » vers les usines de sous-traitance, dites de « haute dangerosité », desquelles transparaît la hiérarchie horrifique des camps nazis, du stalag au lager : « Nos usines de sous-traitance accueillent les maigres, les masochistes, les mongoliens, les nègres, les nerveux, les nonchalants, les arabes sains ou malsains, les podagres, les sujets dispensés d’efforts en raison d’une hernie inguinale ou de toute autre affection, etcetera


Un totalitarisme à visée planétaire, hégémonique, comme en atteste la dernière allocution prononcée en épilogue apaisé par le P.D.G., qui ajoute aux thèmes racistes la dimension colonialiste :

« Nous ne perdons jamais de vue que l’industrie, soeur du Progrès et des Lumières, doit étendre partout sa mission civilisatrice et créer une communauté d’hommes libres à travers le monde (p. 165). » Tirade joliment calquée sur le discours progressiste du XIX ème siècle. La mention de l’Europe de l’Est rappelle la conquête nazie de « l’espace vital ». D’ailleurs, « Aujourd’hui, nous dépassons largement le géant allemand » se félicite le P.D.G.. Lélève a dépassé la maître, tout comme l’élève vichyste dépassait par son zèle les exigences de l’occupant à rafler les juifs sur son territoire.


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