03/05/2009

L'homme à la scie


D'âge mûr, un homme vêtu jusqu'au casque de bleu Bugatti occupe le premier plan. Il porte son regard sur une pièce de bois qu’il présente consciencieusement à une lame circulaire. La lame ne tourne pas : il jouerait donc une comédie ?

L'homme a pour prénom Jean-Yves. Il est moniteur « titulaire » de l'atelier menuiserie du centre de postcure psychiatrique de La Mainguais à Carquefou (44470) dans la banlieue nantaise.

Loin derrière lui, d’autres personnages, réduits à l’état de silhouettes uniformisées, s’affairent parmi des bouts de bois nombreux (indice de fébrile activité ?). Aucun d’eux n’est identifiable comme peut l’être l’homme du premier plan. Ils constituent tout au plus un élément de décor, au même titre que les bouts de bois parmi lesquels ils évoluent.

Les autres photos (six en tout) montrant les « ateliers thérapeutiques » du centre, fonctionnent finalement sur le même principe : des personnages en uniforme de travail, pleinement abimés dans une tâche stéréotypée et tournant le dos ou la tête à l’objectif. Ou bien leur visage est flou, tandis qu’un autre, nettement identifiable, se détache de la scène : toujours celui du moniteur.

Dés lors, la photo de l’homme à la scie correspondrait à un dispositif, non à une mise en scène improvisée. Ce qui saute au yeux également, c'est bien sa filiation avec l'imagerie populaire. Car l’homme à la scie ne fait pas que mimer une opération technique (le tronçonnage d’une pièce de bois), il campe bel et bien l'image d'Epinal du menuisier. Descendante d'une imagerie traditionnelle, la photo cherche à correspondre à une représentation conventionnelle du menuisier, de telle sorte qu'on puisse se dire spontanément en la voyant : tiens, un menuisier.

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Il faut savoir que le matériel qu’il utilise (une scie circulaire mécanique) est de loin le moins professionnel de l’atelier parmi toutes les autres machines. Il s’agit en fait d’une machine d’amateur, vieille d'une vingtaine d'années, grossièrement transformée avec une adaptation précaire en contreplaqué et un archaïque dispositif de butée (le C.H.S.C.T. de l’établissement l'a pointée pour sa « dangerosité »).

Il semblerait alors que la machine en question ait été choisie, non pour son efficacité réelle, mais, tout comme un char de plastique, pour sa seule capacité d'illusion. Le fait que cette malheureuse machine reste comme accessoire de la reproduction d’une imagerie traditionnelle du personnage-menuisier, donne aussi une idée de la suprématie des images et de leur pouvoir illusionniste, sur l'efficacité réelle des matériels dont l'ouvrier peut disposer au jour le jour. Qu’importe en effet qu'il ne s'agisse que d'un simple leurre. Le lecteur est censé y trouver son compte, dans une conformité avec ses représentations.

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L’image ci-dessous montre stricto sensu la même opération technique (le tronçonnage d'une pièce de bois), à ceci près qu’elle est effectuée à des antipodes culturels, par un maître japonais héritier d’une tradition ancestrale (d'ailleurs infiniment plus perfectionnée que celle en vigueur à La Maingais).

Portant tee-shirt et culotte courte, le Japonais œuvre tout près du sol. Il a de drôles de souliers (à peine des chaussettes renforcées) où le gros orteil est isolé des autres doigts. C’est que l’ouvrier japonais travaille de tout son corps, y compris avec ses pieds (ce qu'ici bas n'a rien de péjoratif), tandis que nous-autres occidentaux les avons enfermés dans des chaussures coquées d’acier. En termes d’ergonomie et de rapport à l’objet, cet exemple ne pourrait-il pas nous interpeller, d’ailleurs ?

On n'imagine pas une seconde que la photo de notre Japonais puisse remplacer celle du moniteur Jean-Yves dans le livret d'accueil du centre psychiatrique. Et pourquoi donc ? Parce que, comparativement, les deux exemples ne nous présentent pas seulement une opération technique, mais un ensemble de signes formant un contexte culturel particulier.

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La photo de l'homme à la scie du livret d'accueil du centre psychiatrique ne montre distinctement qu’un personnage, disons le personnage du menuisier, selon des codes de représentation hérités de l’imagerie populaire traditionnelle (image d’Epinal) et empruntés à l’imagerie commerciale contemporaine.

Elle ignore les usagers, qu’elle relègue au rang de silhouettes fondues dans le décor d’arrière- plan. On pourrait même dire que l’usager est doublement banni de la photo : à la fois parce qu’il disparait comme derrière le paravent d’un portrait iconique, et parce que celle-ci ne représente en rien spécifiquement le lieu dans lequel il est censé évoluer.

Dans ces conditions, en quoi cette photo illustrerait-elle un « atelier thérapeutique » ? Plus généralement, que penser de l'organisation ce cet atelier ?

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